LES COUPS (dans #8 de "il pleut des gouines")
Je marche. Je rentre chez nous après une journée à l’école. Je suis fatiguée, je mets la capuche de mon chandail, mon sac est lourd de tout le matos vidéo que j’ai emprunté à l’asso étudiante. Je prends le chemin le plus long, celui qui passe dans le centre ville, celui qui court parallèle à la garonne. J’aime les fleuves, ils m’apaisent, ces brèches d’eau toujours en mouvement et pourtant à l’air si immobile. Les murs en brique du vieux toulouse.
La lumière descend, ce qui donne encore plus de rouge aux briques oranges des murs. Les gens se baladent, promènent leurs chiens, prennent une bière en terrasse. Je me questionne sur mon film, le sac est lourd et je suis fatiguée. Je regarde plutôt par terre.
Des gens qui parlent fort. Non, pardon, des mecs qui parlent fort.
Devant moi cinq mecs, vestes en jeans, vestes en cuir, parlent fort en prennent la place. J’hésite, soit je passe entre eux, soit je fais un détour: ils m’ont déjà vu, je ne recule pas, je ne détourne pas, cette place est à moi.
Je fais semblant d’être encore dans mes pensées, je ne défie pas je ne me cache pas je marche.
Je les ai presque dépassés. Presque.
Je sens l’un d’entre eux derrière moi. Une bouteille de coca de 2 litres à la main il commence à la verser sur mon sac. Je me retourne je le pousse lui et sa bouteille de coca au whisky (je sens le whisky, je vais le sentir pendant des jours), elle se verse sur sa veste en cuir noir, ses copains rigolent, moi le «pédé» qui n’en est pas un tourne en ridicule la bite en veste noire, et les autres bites se moquent de lui, le «petit pédé» qui n’en est pas un est le vainqueur improbable de cette lutte sur la place publique.
Le premier coup je l’entends venir. J’entends le poing qui ouvre l’air qui me sépare de la bite en veste noire. Je l’entends venir et puis je l’entends éclater contre ma joue et mon oreille.
Instinctivement je lance un coup, je frappe le ventre de la bite en veste noire pendant que je tombe par terre. Par terre.
Avant de me faire frapper par 5 mecs dans un espace qu’on dit public, j’avais suivi de cours de boxe anglaise. Je sais donner des coups et me défendre, je sais me protéger des coups des autres. Par terre je suis restée en boule, je protège ma tête et mon ventre de la tempête de coups. Ne pas paniquer, et ne pas attendre non plus que quelqu’un des passants abandonne son chien pour venir arrêter les bites qui maintenant ont mis le «petit pédé» à terre et le couvrent de coups de pieds.
On peut apprendre à donner des coups sur un ring, sur un espace neutre, mais la rue n’est pas un espace neutre, la rue c’est l’espace des bites hétéros, c’est l’endroit où on montre la taille et l’im-puissance de sa bite, où l’on insulte, où l’on frappe, où l’on met à l’ordre ceux et celles qui ne rentrent pas dans le règles du système hétéronormatif et patriarcal.
L’homophobie dans la sphère publique n’est pas tant la haine des homosexuel-les comme celles contre ceux et celles qui ne correspondent pas aux genres construits et imposés par la société. Personne ne me demande avec qui je couche. Si je suis un «petit pédé» c’est parce que je ne corresponds pas aux normes du genre masculin: force, brutalité, comparaison de taille de bite. La perception qu’ils ont de moi est celle du «faux mec», donc celui à qui est légitime de tabasser. Un «faux mec» est perçu comme un «fif» assimilé à la catégorie des femmes, donc inférieur aux «vrais mecs», tout en n’en étant pas une.
C’est rare les femmes qui se font frapper publiquement, car un «vrai homme» ne frappe pas une femme en public (ça n’a rien de galanterie: on ne frappe pas publiquement les femmes parce qu’elles sont faibles et inférieures, de la même manière qu’on ne frappe pas publiquement les enfants. C’est la virilité du mec qui est mise en question s’il le fait). Les «vrais hommes» ont d’autres formes de violence auprès des «vraies femmes»: compliments galants, interruption de l’inconnu dans conversations entre copines, dragottage, harcèlement sexuel, jugements, insultes, viol.
Les «fausses femmes», perçues souvent comme des lesbiennes, peuvent être à leur tour frappées (car elles ne sont pas de «vraies femmes» et que dans un premier moment elles ne sont même pas perçues comme femmes) et souvent violées, dans un acte généreux du «vrai homme» qui sauve la «fausse femme» (quel mec voudrait baiser avec celle-là?) en la faisant rentrer dans le «genre féminin» via l’acte suprême du système politique hétéronormatif: le coït et le viol.
Toute personne dont le genre n’est pas clair aux yeux de la société et ses gardiens (les mâles hétéros blancs), toute personne affichant un genre qui ne correspond pas à son sexe (tous les deux, genre et sexe étant des constructions hétéronormatives imposées à l’individu), toute personne mettant en danger le mythe de l’attirance sexuelle complémentaire, est dans l’impossibilité de remplir correctement l’équation hétéronormative sexe=genre=orientation sexuelle. Plus cette impossibilité ou refus de correspondre à l’équation est visible, plus cette violence genriste se veut légitime pour garder l’ordre de la société
La violence sexiste et la violence homophobe sont des violences de genre. Les insultes, les tabassages, les humiliations, les harcèlements sexuels, les viols n’ont pas besoin de découvrir l’appareil génital ou l’orientation sexuel pour agir. Le viol commence avant même d’arracher le slip de la personne qui le souffre. Le viol n’a pas besoin d’un vagin: comme toutes les autres méthodes de violence hétéronormative, il a besoin d’un oppresseur et d’un/e opprimé/e, d’une hiérarchie de genres qui transforme l’inférieur en instrument de plaisir du supérieur. Le pouvoir et la violence font bander les maîtres du monde.
Le viol n’a pas besoin d’un vagin car il peut utiliser la bouche, l’anus, la peau, la tête, le coeur, l’âme, l’esprit, la personnalité, le futur, le présent, le sentiment de culpabilité, la douleur, la vie de la personne violée. Mais encore aujourd’hui il a besoin d’une bite. Une bite peut être physique ou symbolique: j’utilise le mot bite comme métonymie du système de pouvoir fondé sur la hiérarchisation extrêmement violente des êtres humains selon leur genre, classe, race, etc. C’est une bite blanche de classe moyenne en bonne santé. C’est un outil de destruction et humiliation de l’autre qui peut être utilisé tant par des hommes comme par des femmes, des queers, des people of colour, des gens de classe ouvrière, etc.
Car la violence existe aussi parmi nos groupes marginaux: violence entre lesbiennes, viols au sein de groupes militants anti-capitaliste, misogynie d’individus gays, homophobie vécue par des QPOC, racisme vécu par des QPOC. Souvent on a du mal à traiter cette violence au sein de nos groupes car il est difficile d’assumer que parfois on reproduit le système de domination et violence contre lequel on lutte. La solution n’est point tourner la tête, mais se rendre compte des aspects du système qu’on a intériorisé en nous sans pour autant se juger de «mauvais militants». Les «mauvais militants» (expression très ironique) sont plutôt ceux et celles qui ne se questionnent pas en pensant qu’avoir une pratique militante est égal à s’extirper complètement du système qui nous a construit tous et toutes.
Apprendre à se défendre de la violence et à attaquer cette violence dans toutes les sphères (individuelles, sociales, etc) passe par faire de l’auto-critique et de l’auto-défense à tous les niveaux. Pas de pacifismes (le monde est trop violent pour ça), mais une canalisation de la violence contre le système et pas entre nous, pas de victimisation mais des contre-attaques effectives et à la mesure de nos diverses forces et intelligences.
(lolagouine)